Mon abandon du catholicisme fut engendré par le décès prématuré de ma mère, à l’âge de 49 ans, la veille de mon 22e anniversaire. J’avais prié comme jamais, supplié Dieu d’épargner ma mère. Et quand je constatai qu’Il n’avait pas exaucé mes prières, j’utilisai une autre méthode. J’appelai Dieu « Allah » et L’invoquai en réunissant mes mains en forme de coupe, les yeux grands ouverts. Compte tenu de l’ironie et de l’absurdité des événements raciaux de Boston, où j’habite, l’islam fut une bénédiction. Quelques mois après le décès de ma mère, des Blancs attaquèrent un Noir devant la mairie de Boston, utilisant, entre autres armes, le mât d’un drapeau, auquel était toujours rattaché un drapeau américain. Devant cette attaque et le décès de ma mère, toute une vie de frustrations atteignit son point de rupture.
Mon odyssée, il y a de cela 26 ans, était semblable à celle de centaines de milliers de Noirs aux États-Unis. Cette odyssée devint mon jihad – littéralement « lutte » – personnel, entrepris non pas pour obtenir un affranchissement économique ou un pouvoir politique quelconque, mais pour arriver à avoir le contrôle sur ma propre âme.
Contrairement à l’islam, le christianisme ne m’offrait pas un mode de vie complet. Assister à la messe une fois par semaine et appeler cela une religion ne pouvait satisfaire mes besoins spirituels. L’islam m’offrait un code de conduite qui m’aidait à fonctionner sainement au quotidien et à communiquer avec Dieu de manière appropriée. Me prosterner cinq fois par jour, en tant que musulman, m’apporte plus de réconfort que je n’en ai jamais trouvé en m’agenouillant devant un crucifix.
En 1974, et aujourd’hui encore, dans les quartiers similaires à ceux de Roxbury et Harlem, à travers les États-Unis, seuls les marchands d’alcool étaient plus nombreux que les églises, tandis que tous deux rivalisant pour attirer une clientèle de Noirs. À mon avis, les deux réussirent surtout à abrutir des millions d’Afro-américains.
L’islam m’apparaissait comme la meilleure solution pour se défendre. En tant que religion, il offrait des règles de vie très claires et, en tant que mouvement social, il instillait en chaque musulman une fierté basée sur la culture islamique et la discipline.
Avant le décès de ma mère, j’avais feuilleté l’autobiographie de Malcolm X. Après son décès, je la lus pour de bon. Malcolm avait vécu une véritable métamorphose : de voyou à porte-parole respectable de la Nation de l’Islam et, finalement, converti à l’islam orthodoxe. Et son exemple démontrait que même lorsqu’on est issu d’un milieu des plus misérables, il est possible de changer pour le meilleur.
Bien sûr, la vie de Malcolm et la mienne étaient très différentes. Il avait découvert l’islam en prison. Je l’avais découvert à l’université. Il était porte-parole d’une vision théocratique basée sur la race noire. J’occupais un poste de col blanc intermédiaire dans une compagnie Fortune 500. Malgré tout, je sentais que j’avais beaucoup d’affinités avec Malcolm X et les Black Muslims. La couleur de notre peau faisait en sorte que nous naviguions tous sur un navire en train de couler et l’islam nous faisait signe, de loin, comme une bouée de sauvetage.
Mais il y a vingt-cinq ans, à Boston et à New York, on trouvait très peu de mosquées orthodoxes. Dans les quartiers noirs, la seule version de l’islam qui était disponible était celle de la Nation de l’Islam. C’est ainsi que la plupart des Noirs qui se convertissaient à l’islam suivaient en fait cette secte et ses enseignements : son insistance sur le fait de s’aimer soi-même et sur la solidarité raciale, ses croyances en la productivité et l’entrepreneurship. Et, avec le même zèle, ils appliquaient son chauvinisme racial et ses croyances selon lesquelles les Blancs étaient génétiquement inférieurs et intrinsèquement mauvais, des « diables aux yeux bleus » qui avaient été créés pour duper les Noirs.
Usant des mythes et de la notion de fierté, Elijah Muhammad fit de la Nation l’une des plus importantes organisations économiques et religieuses « noires » qu’ait jamais vue l’Amérique. D’autant plus qu’en faisait partie un champion de boxe poids lourd mondial, adulé internationalement, Muhammad Ali. Les femmes de la Nation ressemblaient à des anges avec leurs voiles, leurs vestons blancs et leurs jupes longues, tandis que ses hommes faisaient montre d’élégance dans leurs costumes sombres et leurs nœuds papillons caractéristiques. Mais être assis dans le temple de la Nation, à Roxbury, était comme faire partie d’un jury écoutant une plaidoirie finale. Les défendeurs (in absentia) : les Blancs. Le procureur : un ministre élégamment vêtu qui crache sur les Blancs et affirme qu’ils sont si démoniaques que leur religion est grotesquement représentée par un symbole de mort et de destruction, i.e. le crucifix. L’accusation : les Blancs auraient commis des actes infâmes envers les Noirs « au nom du christianisme ». Le verdict : coupable.
La seule et unique fois où je me rendis dans ce temple, j’eus du mal à y demeurer toute la durée du sermon. Pour moi, démoniser « l’ennemi », comme le faisait cette secte, m’apparaissait comme la pire approche pour prêcher l’idée du « aimez-vous vous-mêmes ». J’abhorrais l’idée de donner une couleur à Dieu ou de limiter les faveurs divines à une seule race. Et même si l’on peut attribuer à Elijah le mérite d’avoir sauvé de la drogue et du crime des milliers de Noirs, alors que toutes les autres approches, incluant le christianisme, avaient échoué, je ne crois pas que cela lui vaut le moindrement le titre de « messager » d’Allah.
Je finis par déménager à New-York, où je devins un musulman orthodoxe comme le font la plupart des convertis : je déclarai, devant des témoins musulmans, ma foi en Allah et ma croyance au prophète Mohammed (que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui) en tant que dernier messager divin. J’entrai dans une mosquée sunnite et me prosternai sur le tapis aux côtés de gens de toutes nationalités.
C’était un islam que je considérais plus vrai, l’islam orthodoxe vers lequel Malcolm X s’était aussi tourné, celui vers lequel la plupart des fidèles d’Elijah se sont également tournés quand la Nation de l’Islam se mit à décliner après son décès, l’islam auquel appartiennent les 135 000 nouveaux convertis américains annuels, dont près de 80% sont des Noirs.
Sur un avion en direction du Sénégal, j’étais assis près d’un Noir américain vêtu d’une tunique arabe traditionnelle. L’homme allait rencontrer un imam, son leader spirituel, un musulman Noir africain. Je fis plus tard la rencontre d’autres Noirs américains qui avaient passé des années en Afrique pour y étudier l’islam. Des recherches me permirent de découvrir que près de 35% des esclaves africains qui avaient été amenés de force dans le Nouveau Monde étaient musulmans. En se convertissant, plusieurs Noirs américains ont probablement fait un retour aux sources, vers la religion de leurs ancêtres.
Au fil des ans, j’ai fini par comprendre ce qui, pour moi, aurait dû être une évidence il y a longtemps : que Jésus n’avait pas abandonné ma mère. Elle est décédée parce que Dieu avait décidé que c’était son heure, indépendamment de la façon dont je L’avais supplié de l’épargner.